III – Août 1944
Vendredi 11 Août 1944
Je suis allée à Limoges dans les derniers jours de Juillet, empruntant pour cela une des voitures qui font la poste. Celle-ci est une carriole bâchée conduite par un réfugié du Pas-de-Calais, ancien sous-officier de cavalerie, qui mène sa jument de trait avec tous les ménagements voulus, surtout en l’encourageant de la voix : « Allons, Charmante, un peu plus vite…doucement, ma fille, tu vas glisser…etc. » A ce train-là, j’ai mis 2 heures 1/2 pour arriver à Limoges, mais j’y suis arrivée, c’est l’essentiel ! Pour revenir 3 jours plus tard, j’ai trouvé la voiture de l’hôtelier de l’Hôtel de la Gare, un nommé Lubin. C’est une espèce de plateforme sur roues caoutchoutées, où nous étions 8 dont 2 enfants, traînée par une mule qui, contrairement à Charmante, est menée à coups de gourdin. M. Lubin est un ancien maçon qui, en se défendant de faire de la politique, nous a expliqué qu’il en voulait personnellement à Laval qui, voilà bien des années, avait oublié de lui régler une facture pour la réparation d’un toit !
Pendant mon séjour à Limoges, je suis allée deux fois à la caserne où a été transféré le camp de Nexon*, j’ai vu le P. Mouren** et Mlle. Lavisse, qui tous deux font de leur mieux pour améliorer le sort des détenus. Un certain nombre de ceux-ci, pris dans le maquis avaient été enfermés dans les caves de la caserne. Mlle. Lavisse a obtenu de leur fournir (sur les subsides du Secours National), une soupe supplémentaire, et j’ai appris depuis qu’on les avait transférés au second étage, où ils se trouvent dans des conditions plus humaines.
*Le 11 juin 1944, après l’attaque du camp par les Résistants FFI qui a permit à 54 détenus de s’évader, les autres internés furent transférés à Limoges au Grand Séminaire par la Milice de Limoges. Ce fut par la suite la Cité Blanqui devenue aujourdhui une résidence.
**Louis Mouren (1902 – 1985), né à Paris le 2 avril 1902, est employé de banque avant sa vocation tardive. il entre au noviciat jésuite de Laval, le 17 août 1930. Ordonné prêtre en 1932, il participe à la Résistance et exerçe comme aumônier, d’abord (début 1944) au camp de Nexon où il défend les droits des résistants internés ; ensuite à la prison de Limoges ; enfin après un passage à Drancy il est nommé à Fresnes (1945-1947). Puis il devient aumônier-adjoint du Secours Catholique et bénéficiant de la confiance du ministère de la Justice, il peut visiter toutes les prisons de France jusque vers 1975. Il est titulaire de la Légion d’honneur, du Mérite national et de la Médaille du travail. Il décède le 8 février 1985.
J’ai dîné ce soir au Central avec Mlle. Lavisse et Mme. de Falvelly, enfin libérée et qui m’a donné de nombreux détails sur sa captivité…Nous avons été rejointes par un certain Commandant Mondschein, que la Milice avait arrêté par erreur et qui venait d’être libéré ce jour-là. C’est un type amusant d’officier aviateur, casse-cou, enfant terrible ; prisonnier rapatrié, ancien camarade et ami intime, nous a-t-il dit, de Mermoz dont il parle avec vénération.
En arrivant à Limoges, j’ai appris que dans un engagement entre milice et “maquis” du côté de la Croisille, 5 miliciens avaient été tués, dont Jacques de Rosiers que j’avais vu une fois chez sa tante. Il a, d’après les conductrices de la Croix-Rouge qui se trouvaient là, fait une mort admirable : blessé à mort, il demandait qu’on s’occupât de ses camarades moins atteints que lui, et offrait sa vie pour la France, priant jusqu’à la fin. Certains rachètent pour les autres… On dit que l’A.S. a rendu les honneurs aux morts et permis que les autres rentrassent à Limoges, en échange des prisonniers qu’on leur avait fait. Que ces combats entre Français sont tristes.
Les « examens de passage » des élèves (pour lesquels j’étais à Limoges) se sont bien passés, beaucoup d’élèves partaient en vacances mais ce n’était pas toujours facile pour elles, car les moyens de transport manquent. Cécile de Livron est partie dans un camion qui allait à Brive (la route nationale, par une sorte d’accord tacite, est libre) et espérait y trouver une occasion pour Périgueux. (Elle est bien arrivée, après 7 jours de voyage, principalement en camions et des arrêts).
Le 1er Août vers 6 heures du soir, j’ai entendu une détonation, comme un gros coup de fusil. Peu après, nous avons vu s’élever une grosse colonne de fumée : c’était le camp auquel on avait mis le feu. L’incendie a duré deux heures, mais certains bâtiments brûlaient encore à 10 heures. Les pompiers ont pu sauver quelques baraques, en vue d’éventuels réfugiés qu’on nous annonce, venant de la Normandie dévastée…
Dans la semaine nous avons appris qu’il y avait eu un engagement à Chabanais, où de nombreuses maisons avaient brûlé. Nous avons eu quelques jours d’inquiétude, puis hier, j’ai reçu une lettre de Claire me confirmant la chose. Leur maison est restée debout, bien que volets, carreaux, cloisons, plafonds, meubles fussent criblés de balles – ils avaient fui à 8 heures du matin pour se mettre à l’abri – mais beaucoup de maisons ont été incendiées dont leurs deux propriétés, le Pré du Seigneur et le Mont d’0re. Claire ne me donne pas beaucoup de détails mais on peut penser que c’est le passage de la Vienne qui a été l’enjeu de la bataille. Le pont a sauté.
Les colonnes blindées américaines avancent toujours. Après Chartres, on parle ce matin de Blois ?
Samedi 19 Août 1944
Je voulais aller à Limoges cette semaine, mais ce fut impossible. Géo a essayé d’y aller Jeudi pour ramener Mr. Pellereau, mais en arrivant à l’Aiguille, il a trouvé des F.T.P. qui lui ont conseillé de ne pas aller plus loin, car des Allemands, venant de Limoges, étaient au pont de Condat, et on craignait une bagarre. Il a donc rebroussé chemin. Ces Allemands ont abouti, du côté de Jourgnac où ils ont surpris et tué 5 F.T.P*. puis, passant par Royer, ils ont pris la route de Meilhac et par St. Martin le Vieux sont allés à Aixe où ils ont passé la nuit après avoir incendié un garage où se trouvaient des autos des F.F.I.
*Massacre de la Chaume verte que j’ai analysé dans ce blog
Celles-ci ont abattu des arbres en travers de la plupart des routes, de sorte que la circulation en voiture devient impossible. Du coup, même la poste ne passe plus et on ne reçoit plus aucun courrier. Mais peut-être cet état de choses ne durera-t-il pas longtemps ? Dans beaucoup de villes, les garnisons allemandes se rendent aux F.F.I., ainsi en Corrèze. Et pendant ce temps les forces anglo-américaines avancent rapidement et certains sont déjà aux abords de Paris.
Tout cela, joint à une chaleur accablante, crée une atmosphère enfiévrée… On attend les événements, on ne peut se mettre à rien. Avant-hier, les habitants ont connu la “grande peur ». Elle est dissipée aujourd’hui, mais quand on va au bourg, on ne voit que des gens qui parlent par petits groupes, se communiquant ou commentant les nouvelles.
Nuit et jour on entend passer des camions et surtout des motocyclettes. Beaucoup de gens ont vu leurs bicyclettes « réquisitionnées“, ainsi que toutes les autos naturellement. On a pris celle de Mr. de Courson qui était restée ici. La plupart des jeunes gens de Nexon sont maintenant dans le « maquis ». Samedi dernier nous avons vu arriver Jean J. qui est reparti au bout de 3 jours.
Le « camp de Nexon » transporté à Limoges est en voie de liquidation, la plupart des gardiens et le matériel ont quitté Limoges et les détenus sont libérés peu à peu. Mr. d’Armancourt est arrivé aujourd’hui.
Hier on a enterré à Nexon les 5 jeunes gens de la F.T.P. qui avaient été tués près de Jourgnac par des Allemands qui étaient en colonne sur les routes**.
Voir l’article dans mon blog
Mardi, fête de l’Assomption, a été une grande journée de prière ici. Depuis 6 heures du matin, le Rosaire a été dit de façon ininterrompue -sauf pendant les 2 messes- jusqu’aux Vêpres. Celles-ci ont été suivies d’une procession à laquelle ont pris part un grand nombre de personnes.
Une armée alliée a débarqué le 15 Août dans le Midi -à l’Est de Toulon- et y a pris pied, elle avance rapidement vers Grenoble.
Mercredi 23 Août 1944
Journées mouvementées : avec une chaleur lourde, orage fréquents, pluies avec des éclaircies. Là-dessus, nombreux événements.
En ce qui me concerne, j’ai reçu Dimanche matin une lettre du Dr. Filloulaud (à la disposition duquel je suis mise depuis plus de 2 mois par la Croix-Rouge) me demandant de venir à St. Yrieix. Là-dessus, je me suis mise en rapport avec le Médecin-Lieutenant Meilland, de l’A.S. qui m’a promis de me faire prendre dans la soirée pour aller à St. Yrieix, mais la voiture n`a pas paru. Le lendemain, j’ai revu le Dr Meilland qui m’a de nouveau promis un véhicule pour hier – puis nouvelle déception. Entre temps, il est vrai, d’autres événements avaient eu lieu. Dans la nuit de Lundi à Mardi- du 21 au 22 -les troupes du maquis avaient occupé Limoges, à peu près évacué par les Allemands. Il n’y a presque pas eu de combat, dit-on. Ce sont, principalement, les troupes du fameux Guingouin qui occupent la ville et qui y commandent. On fait la chasse aux miliciens et aux agents de la Gestapo qui sont internés à la fameuse caserne, non sans avoir été malmenés par la foule comme toujours en pareil cas. On dit que l’évêque et le préfet ont été portés en triomphe par la foule.
Lundi matin, j’avais vu arriver ici 5 G.M.R. qui demandaient le gîte et le logement, toute la police de Limoges (sauf l’urbaine) ayant quitté la ville et s’étant ralliée au “maquis” sur un ordre venu du Maréchal en personne, paraît-il.
Depuis 3 jours, la « Radiodiffusion Nationale » est muette. Vichy a été occupé par le maquis, le gouvernement et le corps diplomatique sont partis vers l’Est, le maréchal aurait été arrêté par la Gestapo et emmené vers l’Est. Les colonnes américaines, contournant Paris, ont pris Etampes, Sens, et progressent sur la route de Troyes et Nancy.
Jeudi 24 Août 1944
Les 5 G.M.R. qui prenaient pension ici sont partis précipitamment en camion Mardi soir sur un ordre reçu. Ils ont été rapidement remplacés, car hier matin je voyais arriver un lieutenant (en uniforme de l’Armée française) qui venait voir si on pouvait installer ses 65 hommes et le P.C. du bataillon d’AS. J’ai envoyé chercher Géo qui était à la batteuse chez Dudognon, et on est rapidement tombé d’accord : nous logeons dans la maison 2 capitaines, 2 lieutenants, le Dr. Meilland et sa femme, et environ 70 hommes dans les communs ; on fait mess et infirmerie dans la buanderie, et cuisine dans la cour de celle-ci. Le cuisinier a comme aide un Allemand que le bataillon a fait prisonnier avec son camion plein de matériel. Il paraît très pacifique et content de son sort. Il aurait d’ailleurs tort de se plaindre car il est bien traité.
Hier on apprenait que Paris avait été libéré par son armée intérieure qui a vaincu les occupants après deux jours de batailles de rues. La division du Général Leclerc y est entrée depuis, et combat encore les quelques nids de résistance qui demeurent.
Aujourd’hui, on apprend que la Roumanie change de gouvernement, fait un armistice avec les Alliés et se range à leurs côtés contre les Allemands.